Le poète russe Mikhaïl Yasnov, je l'ai découvert grâce à son traducteur français, le fraternel Jean-Luc Moreau, lui-même poète exact et inspiré. C'est donc tout naturellement à ce dernier que j'ai demandé quelques mots pour situer cette voix étrangère si proche. La modestie de Jean-Luc lui a fait commettre une omission à l'impressionnante liste des écrivains français traduits et publiés par Yasnov : il convient de rajouter son nom, Moreau…


MIKHAÏL YASNOV

Digne héritier de Marchak et de Tchoukovski, mais aussi disciple d'Efim Etkind, Mikhaïl Iasnov, né en 1946 à Saint-Pétersbourg (alors Leningrad), est un poète et un traducteur fécond, enthousiaste et généreux. Grand passeur de la littérature française, il a traduit des poèmes choisis d'Apollinaire, Prévert, Verlaine, Valéry, Cocteau, Rimbaud, Deguy ; des anthologies poétiques ; des recueils de contes de Vercors, Maurice Carême, Claude Roy, Pierre Gripari ; des ballades et des contes bretons ; des œuvres de Ionesco ; des essais de Jean Blot… On lui doit également de nombreuses études consacrées à la littérature française ainsi qu'aux problèmes de la traduction littéraire.
Ses poèmes lyriques, dont il a publié six recueils, font souvent écho aux malheurs qui ont frappé son pays. Plus nombreux et plus largement connus sont cependant ceux qu'il a composés pour les enfants. Proches de la comptine et de la chanson populaire, ils les touchent par leur fantaisie, leur humour, leurs jeux de mots. Nombre d'entre eux ont été traduits en français, anglais, polonais, estonien, letton, roumain. Ils lui ont valu de nombreuses distinctions.
Une partie des quatrains de son bestiaire, qui n'est pas sans rappeler celui d'Apollinaire, ont inspiré à Sacha Poliakova les illustrations de l'album Quand Toutou se carapate… (Hachette Livre / Gautier-Languereau, 2006). Ceux qui suivent sont à ce jour inédits en français.


Jean-Luc Moreau

 

BESTIAIRE

 

 

LA TORTUE

J'aurai besoin - vu la poussière
Que je ramasse ventre à terre -
Quand nous aurons des visiteurs,
D'un petit coup d'aspirateur.

 

LE VEAU

À huit jours on n'est pas grand,
Mais je suis un veau charmant.
Déjà je peux vous aider
À brouter l'herbe du pré.

LE POUSSIN

Avec toi rien ne peut m'atteindre.
Des grands coqs je n'ai rien à craindre.
Avec moi pour te protéger,
Le ver de terre est sans danger.

 
  L'HIRONDELLE

- Aïe, aïe, aïe, mais quel appétit !
Ouvrez grand le bec, mes petits !
Un pour papa…Un pour maman…
Les moucherons, c'est du nanan !

LE PONEY

Tous les jours de la semaine,
Hue, cocotte ! on se promène.
Si rouler vous fait plaisir,
Revenez tout à loisir.

 
  LE HAMSTER

Me nicher dans vos mains, je peux ?
Et vous regarder dans les yeux ?
Me blottir contre votre joue ?
Je m'y sens bien, je vous l'avoue.

LA BREBIS

- Ce soir, brebis, votre toilette,
L'avez-vous faite ?
L'avez-vous faite ?

- C'est le matin,
Bien reposée,
Que je prends mon bain
De rosée.

Traduction : Jean-Luc Moreau
Certes moins populaires que ses comptines, les autres recueils de Yasnov touchent vivement le cœur, même quand on ne les entend qu'en traduction : ce lyrique déplie l'émotion à partir de banalités quotidiennes, exprime l'intemporel dans le spontané. La mesure limitée de cette rubrique ne permet de publier ici que deux poèmes : le premier recèle sous les détails contemporains cette mélancolie slave qui me bouleverse ; j'ai choisi le second pour sa nouveauté car je n'avais jamais lu de poème au sujet de la traduction, en fait plutôt un portrait du traducteur. rv
   

Je prends le train pour gagner la banlieue la plus proche.
J'écoute le parler local. Je suis épinglé
comme un papillon à la fenêtre vide où sautillent
gouttes et grêlons. Le froid s'insinue dans les fentes.

Deux étrangers - venus d'on ne sait où - bavardent, contemplant
l'apparition dehors de quelque chose qui ressemble
à ce qu'on nomme " datcha " dans toutes les langues,
et qu'on désigne en russe des termes " jardinage " et " potager ".

Ces bicoques, cette rouille, ces planches torves, cette pauvre grisaille
paraissent fantastiques au regard allogène, dans le style des Strougatski,
- j'ai beau chercher d'autres comparaisons - c'est comme un rêve
de fosses communes, de cimetière militaire où s'alignent des tombes sans nom.

Et si l'on me demande de dépeindre en quelques mots
cette terre qui m'a engendré, où j'ai grandi,
je ne nommerai pas le bouleau ni le palmier, ni l'airelle ni le figuier,
je parlerai de planches, de copeaux, de contreplaqué, d'humidité transie...

   
   
   

L'ART DE LA TRADUCTION

De plus en plus cet éternel jardin
m'évoque un rêve instable
où les détails sont reconnaissables
mais le regard quelque peu décalé ;
sous l'écorce des arbres, comme sous le cerveau
de nombreuses contrées sont tapies.
Les branches mortes bruissent sous les pas,
tel le temps passé.
Et moi,
otage de réactions tracées à l'avance,
je marche dans les traces d'autrui,
au jardinier, au bûcheron,
à chacun je rendrai justice ;
et peut-être dans ce rêve
le mieux est-il d'imaginer
qu'on est l'empreinte fraîche de la veille,
l'écho transcrit du lendemain.

(1995)
Traduction de Christine Zeytounian-Beloüs -